LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Isaac Babel
(Бабель Исаак Эммануилович)
1894 — 1940
LIOUBKA LA COSAQUE
CONTE D’ODESSA
(Любка казак)
1924
Traduction de René Martel, parue dans Bifur, n°1, 1929.
Dans le faubourg de Moldavie, au coin des rues de Dalny et de Balkov, se trouve la maison de Lioubka Schneeweiss. Dans cette maison s’entassent un débit de vin, une auberge, une boutique où on vend de l’avoine et un pigeonnier pour cent paires de pigeons de Knioukov et de Nicolaïev. Ces boutiques et le lot n° 46 dans les carrières d’Odessa appartiennent à Lioubka Schneeweiss surnommée Lioubka la Cosaque ; le pigeonnier seul est la propriété du gardien Euzel, soldat médaillé en retraite. Le dimanche, Euzel va au marché au gibier et vend des pigeons aux fonctionnaires de la ville ou aux petits drôles du voisinage. Outre le gardien, on compte encore dans la cour de Lioubka Pesia Mindlt qui est à la fois cuisinière et entremetteuse, et l’intendant Tsoudetchkis, un petit Israélite dont la taille et la barbiche ressemblent à celles de notre célèbre rabbin de Moldavie Ben Zakharia. Je connais beaucoup d’histoires sur Tsoudetchkis. La première raconte comment il devint intendant de l’auberge de Lioubka, surnommée la Cosaque.
Il y a dix ans Tsoudetchkis procura à un hobereau une batteuse à chevaux et amena son client, le soir venu, chez Lioubka, y fêter son acquisition. Son acheteur avait des embryons de moustaches et portait des bottes neuves vernies. Pesia Mindl le fit souper d’un poisson farci à la juive, puis lui donna une très belle demoiselle qui s’appelait Nastia. Le hobereau passa la nuit, et le lendemain matin Euzel réveilla Tsoudetchkis qui avait couché en chien de fusil sur le seuil de la chambre de Lioubka.
« Voilà, dit Euzel, Vous vous êtes vanté hier soir que le hobereau avait acheté, par votre intermédiaire, une batteuse : sachez donc qu’après avoir passé ici la nuit, il a pris la fuite à l’aube, comme le dernier des dégoûtants. Maintenant sortez-moi deux roubles pour les hors-d’œuvre et quatre pour la demoiselle. Vous êtes un vieux malin, cela se voit. »
Mais Tsoudetchkis ne donna pas d’argent. Euzel le poussa alors dans la chambre de Lioubka et l’y enferma à clé.
« Voilà, dit le gardien, tu vas rester là, puis Lioubka rentrera de la carrière, et, avec l’aide de Dieu, elle t’arrachera l’âme du corps. Amen.
— Galérien ! répondit Tsoudetchkis au soldat, en commençant à s’orienter dans sa nouvelle chambre. — Tu ne connais rien à rien, galérien, à part tes pigeons, mais moi j’ai encore confiance en Dieu pour me tirer de là comme il a tiré tous les Israélites de l’Égypte d’abord, du désert ensuite... »
Le petit courtier voulait encore exposer bien d’autres choses à Euzel, mais le soldat emporta la clé et sortit, au milieu d’un grand bruit de bottes. Alors Tsoudetchkis se détourna et vit, près de la fenêtre, la maquerelle Pesia Mindl qui lisait « les Merveilles du cœur de Baal Schem ». Elle lisait un livre hasside à tranche dorée et balançait du pied un berceau de chêne. Le fils de Lioubka, le petit David, était couché dans ce berceau et pleurait.
« Je vois qu’il y a fameusement d’ordre dans cette Sakhaline ! dit Tsoudetchkis à Pesia Mindl, — voilà un petit enfant couché qui se met en pièces, que cela fait peine à voir, et vous, grosse femme, vous êtes assise là comme une pierre dans la forêt, vous ne pouvez pas lui donner son biberon...
— Donnez-lui donc, vous, un biberon, répondit Pesia Mindl sans lâcher son livre, — si seulement il l’accepte de vous, vieille fripouille, ce biberon : voici qu’il est déjà grand comme un Moscovite, et il ne veut boire que le lait de sa petite maman ; mais sa petite maman galope dans ses carrières, boit du thé avec des Israélites à l’auberge de l’Ours, achète au port de la contrebande et pense autant à son fils qu’à la neige tombée l’an dernier...
— Oui, se dit alors à lui-même le petit courtier, te voilà entre les mains du Pharaon, Tsoudetchkis. » Il se dirigea vers le mur de l’Orient, murmura toute la prière du matin avec ses litanies et prit dans ses bras l’enfant qui pleurait. Le petit David le regarda d’un air perplexe, agita ses petits pieds couleur de framboise où perlait la sueur de l’enfance. Et le vieillard commença à se promener à travers la chambre. Balançant son corps comme un Inspiré à la prière, il entonna une prière interminable.
« Ah ! Ah ! Ah ! commença-t-il à chanter. — Voilà, tous les enfants n’auront pas ça, mais notre petit David chéri aura des croissants pour qu’il dorme jour et nuit. Ah ! Ah ! Ah ! tous les enfants auront le poing... »
Tsoudetchkis montra au fils de Lioubka un petit poing agrémenté de poils gris et commença à ressasser ses « pas ça » et ses croissants jusqu’au moment où le gamin se fut endormi, jusqu’à ce que le soleil eût atteint le zénith du resplendissant. Il arriva au zénith et se mit à trembler comme une mouche épuisée par la grande chaleur. De rudes moujicks de Néroubaïsk et des femmes tatares, qui s’étaient arrêtées à l’auberge de Lioubka, se glissèrent sous les charrettes et s’y endormirent d’un rude sommeil où ils sombraient ; un artisan ivre alla jusqu’à la porte, jeta sa varlope dans la poussière, et s’effondra sur le sol : il s’effondra et se mit à ronfler au centre d’un monde tout plein des mouches d’or et des éclairs de juillet. Tout près de lui, au frais, avaient pris place des colons allemands aux joues ridées, qui avaient, de la frontière de Bessarabie, amené du vin à Lioubka. Ils allumèrent leurs pipes et la fumée de leurs longs tuyaux recourbés commença à se prendre aux soies d’argent de leurs vieilles joues hirsutes. Le soleil pendait du ciel comme la langue rose d’un chien qui a soif, une mer gigantesque houlait au loin vers Peresyp, et les mâts de lointains navires s’agitaient sur les eaux d’émeraude du golfe d’Odessa. Le jour se balançait dans une nacelle de fête, le jour voguait vers le soir, et, quand il le rencontra, à cinq heures seulement, Lioubka revint de la ville. Elle arriva juchée sur une petite jument noire et grise, à gros ventre et longue crinière. Un gars à fortes jambes, vêtu d’une chemise d’indienne, lui ouvrit la porte et Euzel s’empara de la bride de son cheval. Tsoudetchkis cria alors à Lioubka, de sa prison :
« Mes respects, Madame Schneeweiss, et le bonjour ! Voilà que vous avez donc été partie trois ans pour affaires et vous m’avez collé dans les bras un marmot affamé !
— Paix, gueulard, répondait Lioubka au vieillard en glissant de sa selle. Qui bâille donc là à ma fenêtre ?
— C’est Tsoudetchkis, le vieux malin », répondit à la patronne le soldat médaillé et il commença à lui raconter toute l’histoire du hobereau : mais il ne put l’achever parce que le courtier, l’interrompant, commença à glapir de toutes ses forces :
« Quelle impudence ! piailla-t-il en jetant sa calotte à terre, quelle impudence de coller dans les bras d’un étranger un marmot et de filer soi-même pendant trois ans. Allons, donnez-lui son tété.
— Voilà, je viens près de toi, spéculateur », marmotta Lioubka en se précipitant dans l’escalier. Elle entra dans la chambre et sortit son sein de son caraco couvert de poussière.
Le gamin se tendit vers elle, mordilla son téton monstrueux, mais n’en tira pas de lait. Une veine se gonfla sur le front de la mère et Tsoudetchkis lui dit en brandissant sa calotte :
« Vous voulez tout accaparer pour vous, avide Lioubka. Vous attirez à vous le monde entier comme les enfants qui tirent à eux la nappe couverte des restes de pain. Il vous faut le meilleur froment et les meilleurs raisins : vous voulez faire cuire des pains blancs où le soleil est le plus chaud, et votre petit enfant, un enfant qui ressemble à une petite étoile, doit crever privé de lait.
— Quel lait peut-il y avoir là, cria la femme en pressant sa poitrine, quand le « Plutarque » est entré aujourd’hui au port et que j’ai fait quinze verstes en pleine chaleur ? Mais vous, vous avez entonné une bien longue chanson, vieil Israélite, — donnez plutôt six roubles. »
Mais Tsoudetchkis, derechef, ne donna pas d’argent. Il releva sa manche, dégagea son bras et enfonça dans la bouche de Lioubka son coude maigre et sale.
« Bouffe, canaille », dit-il en crachant dans un coin.
Lioubka garda dans sa bouche le coude de l’homme, puis elle l’enleva, ferma la porte à clé et alla dans la cour. Elle y était attendue par Master Trottibern qui ressemblait à une colonne de viande rouge. Master Trottibern était le chef mécanicien du « Plutarque ». Il avait amené avec lui à Lioubka deux matelots, l’un Anglais, l’autre Malais. Tous trois hâlaient dans la cour de la contrebande rapportée de Pord-Saïd. Leur caisse était lourde, ils la laissèrent tomber par terre et il s’en échappa des cigares empaquetés et de la soie du Japon. Une quantité de paysannes se précipita vers le coffre et deux tsiganes, déjà arrivées, se balançant dans un cliquetis de bronze, commencèrent à s’approcher de côté.
« Au large ! gueusaille ! » leur cria Lioubka. Elle conduisit les marins à l’ombre, sous un acacia : ils s’y assirent à une table, Euzel leur apporta du vin et Master Trottibern déballa ses marchandises.
Il tira d’un ballot des cigares et des soies fines, de la cocaïne et des limes, du tabac de Virginie sans vignettes et du vin noir acheté dans l’île de Chio. Le prix de chaque marchandise était indiqué, on arrosait chaque chiffre d’un vin de Bessarabie qui sentait le soleil et les punaises. L’ombre envahissait déjà la cour, elle l’envahissait comme la vague vespérale s’étend sur une large rivière et le Malais ivre, plein d’étonnement, touchait du doigt la poitrine de Lioubka. Il la toucha d’abord avec un seul doigt, puis avec tous les doigts, l’un après l’autre. Ses yeux jaunes et tendres éclairaient la table comme les lanternes en papier d’une rue chinoise : il entonna un refrain d’une voix à peine distincte et tomba à terre quand Lioubka le frappa du poing.
« Voyez quelle instruction il a ! dit, en parlant de lui, Lioubka à Master Trottibern : il fera tarir ma dernière goutte de lait, cet Indien ! et voilà que cet autre Juif m’a déjà fait une musique à cause de ce lait... »
Et elle montra Tsoudetchkis, qui, debout à la fenêtre, ôtait ses chaussettes. Une petite lampe charbonnait dans la chambre de Tsoudetchkis, sa cuvette était pleine de mousse pétillante : il se pencha à la fenêtre en pressentant qu’on parlait de lui, et cria avec désespoir :
« À l’aide, bonnes gens ! » et il se mit à gesticuler.
« Paix, gueulard, dit Lioubka en éclatant de rire, paix ! »
Elle lança une pierre au vieillard mais sans l’atteindre du premier coup. La femme saisit alors une bouteille vide. Mais Master Trottibern, le chef mécanicien, lui prit la bouteille, visa et la lança dans l’ouverture de la fenêtre.
« Miss Lioubka, dit le chef mécanicien, en se levant et en rassemblant ses jambes ivres, beaucoup de gens très bien viennent chez moi, miss Lioubka, chercher des marchandises, mais je n’en donnerai à personne, ni à Master Kouninzon, ni à Master Batiou, ni à Master Kouptchik, à personne, sauf à vous, parce que votre conversation m’est agréable, miss Lioubka. »
Et, après s’être affermi sur ses jambes flageolantes, il saisit par l’épaule ses matelots, l’Anglais et le Malais, et s’en fut danser avec eux dans la cour rafraîchie. Ils dansaient, les gens du « Plutarque », dans un silence plein de profondes pensées. Une étoile orange, qui avait roulé jusqu’au bord extrême de l’horizon, les regardait de tous ses yeux. Puis ils touchèrent leur argent, se prirent par le bras et sortirent dans la rue en se balançant comme se balance une lampe suspendue dans un navire. De la rue ils pouvaient voir la mer, l’eau noire du golfe d’Odessa, des drapeaux minuscules comme des joujoux flottaient aux mâts noyés, et les feux allumés alignés dans des perspectives infinies. Lioubka accompagna ses hôtes qui dansaient jusqu’au passage. Elle resta seule dans la rue déserte, éclata de rire à ses pensées et revint chez elle. Le gars ensommeillé à la chemise d’indienne ferma les portes derrière elle. Euzel apporta à sa patronne la recette de la journée et elle monta chez elle se coucher.
Pesia Mindl, la maquerelle, sommeillait déjà là-haut et Tsoudetchkis agitait de ses pieds nus le berceau de chêne :
« Comme vous nous avez tourmentés, sans conscience de Lioubka ! dit-il en sortant le petit du berceau. Mais voilà, prenez modèle sur moi, mauvaise mère. »
Il attacha un peigne fin à la poitrine de Lioubka et lui mit son fils dans son lit. L’enfant se pencha vers sa mère, se piqua au peigne et se mit à pleurer. Alors le vieillard lui fourra dans la bouche un biberon, mais le petit David s’en détourna.
« Quels sorts me jetez-vous, vieille canaille ? marmotta Lioubka en s’assoupissant.
— Silence, mauvaise mère, lui répondit Tsoudetchkis. Silence et instruisez-vous, que le diable vous emporte !... »
L’enfant se piqua au peigne une fois encore, saisit avec irrésolution le biberon et commença à le sucer avec avidité.
« Voilà ! dit Tsoudetchkis en éclatant de rire. J’ai sauvé votre enfant. Mettez-vous à mon école, Dieu vous damne ! »
Le petit David, couché dans son berceau, tétait son biberon en bavant comme un bienheureux. Lioubka se réveilla, ouvrit les yeux et les referma. Elle voyait son fils et la lune entrée effrontément chez elle par la fenêtre. La lune bondissait dans de noires nuées comme un veau égaré.
« Allons, bien, dit alors Lioubka. Ouvre la porte à Tsoudetchkis, Pesia Mindl, et qu’il vienne demain chercher une livre de tabac américain... »
Le jour suivant, Tsoudetchkis vint chercher sa livre de tabac de contrebande qui venait de l’état de Virginie. Il reçut, en outre, un quart de thé par-dessus. Une semaine plus tard, quand j’allai chez Euzel acheter des pigeons, je vis un nouveau gérant dans la cour de Lioubka. Il était tout petit comme notre rabbin Ben Zakharia. Le nouveau gérant était Tsoudetchkis. Il exerça ces fonctions pendant quinze ans et j’ai appris, sur son compte, pour cette période, une quantité d’histoires. Si je puis, je vous les raconterai toutes, dans l’ordre, parce que ce sont des histoires très intéressantes.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 octobre 2011.
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